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Charters (1936-1938) ou la maison à deux voix

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La construction de Charters (1936-1938) illustre l’influence omniprésente mais limitée exercée par le modernisme sur les maisons en Grande-Bretagne, durant l’entre-deux-guerres. L’étude explore les goûts et les valeurs opposées des propriétaires, Frank Parkinson et sa femme, révélés par le processus de conception et de décoration intérieure de leur maison moderne idéale. Le projet souligne les différences existant entre les époux. Frank, l’industriel avant-gardiste féru des systèmes de fabrication électroniques, qui cherchait à employer dans la vie quotidienne les toutes dernières technologies. Et Doris, son épouse, fille d’aristocrates, suivant la mode et consciente des différentes classes de la société, qui cherche néanmoins à appliquer sa propre version de la décoration moderne, qu’elle juge comme la plus élégante et à même de refléter la position qu’elle estime que son mari occupe dans la société.

Les quelques maisons individuelles construites en Grande-Bretagne après la Première Guerre mondiale selon les principes édictés par Le Corbusier et les modernistes allemands apportent-elles la preuve que ce mouvement architectural s'y est vraiment concrétisé ? Si l'image d'un sobre cube blanc délicatement perché au-dessus du paysage environnant est un symbole fort de l'âge de la machine, et si reproduire l'extérieur d'un tel bâtiment pouvait se révéler chose relativement facile, faire preuve de la même rigueur et la même compréhension des théories du mouvement moderniste qu'à la Villa Savoye Fig. 1 était peut-être plus compliqué. À l'intérieur de la maison moderne typique, l'intérêt suscité par les nouvelles conceptions, les matériaux dernier cri et l'esthétique industrielle se prolongeait-il jusqu'au mobilier et aux nouvelles façons de vivre dans ces espaces ? On pourrait s'attendre à ce que les intérieurs, confiés aux mains d'architectes d'avant-garde qui, comme Le Corbusier, ne laissaient pas de place à l'arbitraire des goûts individuels, reflètent la même compréhension hautement intellectualisée de la forme par rapport à sa fonction, mais était-ce vraiment le cas ? Les architectes britanniques pionniers de l'entre-deux-guerres devaient souvent modérer leurs idées rigides venues du continent – formes simplifiées, lignes épurées et surfaces sans fioritures – afin de préserver et de satisfaire les exigences en matière de confort, de praticité et de statut profondément ancrées dans la société aisée au service de laquelle ils se trouvaient.

Dans le domaine de la maison individuelle, la conception et la décoration restent alors divisées selon des critères bien définis et hiérarchisés – masculin/féminin, public/privé, extérieur/intérieur. L'extérieur est le visage public du propriétaire (masculin), et témoigne de son goût et de ses affinités culturelles, tandis que l'intérieur appartient au domaine féminin. Il doit non seulement offrir un sanctuaire domestique à la famille mais aussi des espaces élégants pour les réunions familiales, entre amis ou pour les réceptions. Ce mode de vie de la classe moyenne supérieure est le socle qui sert à affirmer le statut social de celui qui reçoit et confirme sa modernité.

Charters, la demeure de Frank Parkinson construite en 1938 à Sunningdale, dans le comté du Berkshire, échappe à bien des égards aux catégories établies des archétypes du modernisme en Grande-Bretagne. Sa conception semble présenter une division schizophrénique entre extérieur et intérieur et cette dichotomie décorative des espaces intérieurs montre à quel point le modernisme était l'interprétation d'un idéal. Elle établit le fait que même dans les expressions les plus complètes et scientifiquement efficaces de l'ère de la machine, les préférences esthétiques personnelles des propriétaires restent sacro-saintes.

Trajectoires modernes

Pour un riche propriétaire foncier et homme d'affaires du nord de l'Angleterre, désireux de se faire un nom dans le sud du pays et dans la haute société londonienne, posséder une résidence familiale remarquable et majestueuse est alors encore la voie royale pour acquérir la reconnaissance de son statut. Frank Parkinson Fig. 2 était un industriel autodidacte, président de la société Crompton Parkinson Limited de Guiseley, près de Leeds, dans le Yorkshire. Son frère et lui commencent leur vie profes­sionnelle en tant qu'ingénieurs en électrique. Ils font figure de pionniers dans le développement du principe de standardisation dans la conception et la construction de moteurs asynchrones, et des investissements avisés leur permettent de faire fortune. En 1932, son portefeuille d'acquisitions permet à Frank Parkinson d'entrer au capital de la British Electric Transformer Company, dans le giron de laquelle se trouvait Tricity, marque de cuisinières, et de devenir propriétaire du restaurant Tricity, situé sur le Strand, à Londres. Il peut alors exaucer son vœu le plus cher, celui d'intégrer la bonne société londonienne. Fidèle à ses racines du nord de l'Angleterre, il devient un bienfaiteur de l'université de Leeds qu'il dote d'un bâtiment central et d'une tour imposants, ainsi que de bourses d'études à son nom1. Sa passion durable à la fois pour l'agriculture et le golf motivent sa décision de s'installer dans le sud du pays, tandis que son choix de se rapprocher de la métropole et de ses événements culturels est motivé par son second mariage en 1936. À l'âge de 49 ans, il épouse en effet Doris Burke, fille de Lady Forres, descendante de l'aristocratie du Yorkshire, qui réside alors à Grosvenor Square, à Londres.

Les mémoires de Wilson nous rappellent qu'au début de sa carrière, même si les compétences de Frank lui permettent de devenir un industriel et un homme d'affaires notable, il a la réputation d'être timide en société et plutôt taciturne. Il est séduit par Doris et impressionné par ses origines aristocratiques et ses nombreux amis chics et mondains. Il commence à prendre ses distances avec la vie à Guiseley, dans le Yorkshire, divorce de sa femme Elizabeth. Quelques mois plus tard, en 1936, il se remarie avec Doris et achète les locaux du Gaiety Theatre sur le Strand, très bien placé dans le West End de la capitale, et qui présente de belles possibilités de réaménagement. À l'époque, son frère Albert aurait fait remarquer que Frank « fait son effet » à Londres2. Frank se reposait sans doute sur sa femme en ce qui concernait les relations mondaines dans la haute société londonienne où le couple est reçu et accepté, lui permettant aussi de faire prospérer ses intérêts commerciaux. Il acquiert également plus de 1 200 hectares de terres agricoles et de fermes à West Tisted, dans le Hampshire, initialement dans le but de se livrer à sa passion pour l'agriculture, mais aussi pour y établir une retraite en dehors de Londres. Il ne résistera pas au défi de mettre à profit ses compétences scienti­fiques reconnues dans la production industrielle pour améliorer les terres et révolutionner l'agronomie, tout en offrant de meilleures conditions de vie à ses employés. Le domaine de Tisted devient une ferme modèle de référence pour les étudiants en agriculture.

Pour la maison conjugale qu'il prévoit de construire, cet homme très moderne, industriel aguerri, passionné par les dernières technologies, sélectionne un architecte qui n'a aucune expérience des maisons particulières. Frederick C. Button, membre du Royal Institute of Architects et fondateur d'Adie Button & Partners3, avait travaillé pour le cabinet d'architectes Wallis et Gilbert sur des bâtiments industriels modernes dans l'ouest de Londres (usines Firestone en 1929 et Hoover en 1932) ainsi que pour la gare routière Victoria Coach Station (1932). Le cabinet a également conçu plusieurs appartements avec services, le dernier cri à Londres, dont ceux d'Athenaeum Court et de Princes Gate4 Fig. 3. Les choix de design de Parkinson sont déterminés par un critère principal : la maison doit être d'allure très contemporaine, voire futuriste. Il déteste les reproductions. Pour lui, le bâtiment en question doit constituer une déclaration incomparable de sa foi totale dans le monde moderne. Sa trajectoire esthétique personnelle pourrait être comparée à celle d'un riche amateur puriste, à cela près qu'il collectionnait passionnément plutôt les équipe­ments et les matériaux les plus avancés techniquement et les plus efficaces sur le plan scientifique pour construire sa maison.

Il considère donc que l'apparence de la maison dans le paysage doit démontrer qu'il comprend et apprécie le « style international », mais qu'elle doit aussi incorporer des éléments signalant clairement son statut, celui de l'homme fortuné prenant physiquement possession de ses terres, sur le modèle des propriétaires de demeures seigneuriales d'antan. Il voulait un impressionnant bâtiment à l'échelle des vastes manoirs ancestraux construits au xviiie siècle dans les campagnes, offrant à toute la famille et à leurs invités des espaces de vie spacieux avec une aile entièrement séparée pour les domestiques. Aucune autre des demeures particulières, relativement peu nombreuses, érigées en Grande-Bretagne dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale en réponse au modernisme continental européen, n'était d'une taille comparable, loin de là.

Modernisme européen et résidence privée

Le vocabulaire visuel d'une esthétique faite de cubes de béton austères, au toit plat et si sobres que leurs détracteurs considéraient qu'ils n'avaient aucun caractère, fut accueilli en Grande-Bretagne comme une bizarrerie. Faute d'aider à populariser ce style, cette étiquette a au moins fourni un point de référence, un étendard auquel pouvaient se rallier des disciples convaincus. En 1933, ces architectes pionniers qui adhèrent pleinement à l'éthique moderniste se rassemblent sous l'égide du groupe MARS (The Modern Architectural Research). Wells Coates, Yorke, Fry, Connell, Ward et Lubetkin, ses membres, ont pour la forme et la fonction de leurs bâtiments comme pour leurs responsabilités sociales dans l'intérêt général, des idéaux élevés5. Ils produisent quelques exemples remarquables de maisons individuelles modernes à peu près en même temps que Charters, souvent plus fidèles à cette idéologie et à ses implications esthétiques que notre cas. High and Over (1931), conçue par Connell et Ward pour Bernard Ashmole, se présente sous la forme d'un imposant Y blanc composé de rectangles doubles comprenant des rangées rectilignes de fenêtres, dominant la campagne d'Amersham. L'extérieur de High Cross Hill (1932-1933) de Howe et Lescaze, à Dartington, se caractérise par des surfaces à l'enduit lisse, des fenêtres métalliques en rangées ou en groupes, des toits-terrasses et des balcons en saillie disposés asymétriquement sur sa forme cubique. Les revues professionnelles citent avec enthousiasme comme un parfait exemple d'architecture moderne de maison particulière Bentley Wood (1938-1939) à Halland, dans le Sussex, la demeure que Serge Chermayeff construit pour lui-même. La longue forme rectangulaire de la construction à ossature bois, avec son toit plat et ses bandes de lambris gris, lui donne une silhouette plate et simple. Une rangée régulière de six baies- au rez-de-chaussée des portes-fenêtres ouvrant sur des loggias, au premier étage des balcons en retrait- brouille la fron­tière entre intérieur et extérieur et embrasse pleinement le paysage qui l'entoure. En Grande-Bretagne, chacune de ces maisons individuelles traduit et adopte, plus ou moins complètement, la nouvelle esthétique moderniste, simplifiée et dépouillée, dont les lignes extérieures renvoient au style international.

L'approche de Charters, en 1936, ne laisse aucun doute à ses visiteurs quant à la taille imposante du domaine et du bâtiment qui y trône Fig. 4 La première impression qu'ils ont de l'importance du propriétaire des lieux repose sur les codes, tout à fait reconnaissables, des immenses demeures du passé, depuis l'entrée discrète de la propriété donnant sur la route principale dans la longue allée parcourant le domaine et d'où l'on aperçoit de magnifiques champs vallonnés. Le tout constitue un prélude à la vision de la maison et de son imposante géométrie. Une large esplanade en terrasse annonce l'entrée spectaculaire de la demeure, matérialisée par un majestueux portique, des piliers et un mur de pavés de verre (creux et sertis sous-vide, c'est une nouvelle invention) qui éclaire l'élégant hall d'entrée tout en l'abritant des regards. Sur les côtés de l'allée, une volée de marches mène à une auguste sculpture classique ainsi qu'à des fontaines entourées d'une série de colonnes. Contrairement aux constructions de style moderne, aucun enduit béton ou ciment ne dissimule les briques et poutres porteuses de la construction, mais, comme un détail incongru, des dalles de pierre de Portland, celles-là mêmes que l'on utilise générale­ment sur la façade de bâtiments gouvernementaux ou industriels afin de leur conférer plus de majesté, les recouvrent. D'autres caractéristiques importantes de l'esthétique moderniste comme le plan asymétrique, les toits plats, les terrasses intégrées et l'absence de détails superflus donnent à la maison son unité blanche et lisse. Le toit est surmonté, non par un drapeau patriotique, mais par une gigantesque antenne de radio. À l'époque, la maison est considérée comme une inter­prétation monumentale et sans concession de la tech­nologie du mouvement moderniste – Nikolaus Pevsner qualifie même les piliers en pierre de « fascistes », tandis que le spécialiste de l'architecture Alan Powers considère qu'il « semble plus probable que leurs racines soient scandinaves6 ».

L’intérieur à Charters

Pour chacune des maisons modernistes citées jusqu'à présent, l'architecte s'occupait aussi – indépendamment ou en étroite coopération avec son client – de la décoration intérieure afin qu'elle reflète l'esthétique générale et s'harmonise avec l'extérieur. On privilégie généralement les murs blancs sans décorations superflues, avec des surfaces faites de verre et de chrome dont les proportions apportent rythme et contraste, les rangements et les étagères intégrés. Serge Chermayeff est justement l'un de ceux qui utilisent un mobilier nouveau, épuré, en tubes chromés et cuir ou bien les modèles d'Alvar Aalto en bois stratifié contreplaqué, agrémentés de tapis et textiles de Marion Dorn. La gamme de couleurs de la décoration est restreinte afin d'harmoniser l'esthétique. À Charters, le fait que la décoration intérieure ne comprenne pas ces accessoires emblématiques du modernisme est à la fois déroutant et idiosyncratique, ce qui crée une tension esthétique entre l'extérieur et l'intérieur.

Les goûts personnels de madame Parkinson et le luxe qu'elle aime afficher ont raison des rêves de son mari et de leur architecte, qui ambitionnaient de créer une œuvre d'art totale, un Gesamtkunstwerk moderniste. Dans l'une de ses lettres, l'artiste Adrian Daintrey remarque que madame Parkinson a le sentiment que son mari « la garde dans une cage dorée » dont elle est déterminée à s'échapper7. Les pièces principales ne se conforment donc pas à l'esthétique fonctionnelle de l'âge de la machine, mais au concept plus conventionnel de la décoration d'intérieur des grandes propriétés, des déclinaisons du style néoclassique Regency. À l'apparente consternation de l'architecte Frederick Button, les détails de style des intérieurs sont confiés sans équivoque à un redou­table trio féminin formé par madame Parkinson, sa sœur madame Mount, et la propriétaire de Webster's, entre­prise de décoration locale. Le décor plus moderne n'a droit de cité, et à petites doses, que dans les parties plus privées de la maison. Les deux sœurs font appel à des artistes et artisans de renom pour créer leur vision personnelle de l'environnement familial. Pour finaliser la conception de l'ensemble elles achètent des reproductions de meubles anciens ainsi que des pièces modernes. Leur style est influencé par leurs expériences en tant que femmes élégantes et à la mode, clientes régulières des couturiers tels que Chanel et Hartnell, portant vison et zibeline, habituées à organiser des divertissements à une échelle impressionnante8. À cette époque, les classes supérieures évoluent toujours dans un univers privilégié où l'étalage des dernières acquisitions rares et coûteuses, permettant d'exhiber ouvertement sa richesse, est de rigueur. Cette affectation s'étend à la décoration des maisons, à travers laquelle on fait connaître sa position au sein de la bonne société. Cette période touche cependant à sa fin, et au terme de cette décennie, ce style de vie oisif dans de grosses propriétés à la campagne semble de moins en moins en phase avec un monde en pleine mutation.

À cette époque, la Grande-Bretagne est en effet le théâtre de profonds bouleversements sociaux qui touchent toutes les classes et affectent en particulier les femmes. Nombre d'entre elles, occupant une position similaire dans la société à celle de madame Parkinson, quittent alors leur mari et leur domicile. Elles commencent à mener une vie plus indépendante, y compris financièrement, travaillent à l'extérieur, ouvrant leurs propres magasins ou fondant leurs propres entreprises. Dans les années 1920, la sensibilisation et l'éducation aux pratiques de contrôle des naissances et les cliniques lancées par Marie Stopes, spécialisées dans ce domaine, pénètrent progressivement dans les consciences et contribuent à promouvoir le pouvoir des femmes sur leur propre corps et leur libération sexuelle.

Un goût pour le Regency...

Pourtant la décoration intérieure de Charters offre à madame Parkinson une occasion unique de concrétiser pleinement sa vision la plus ambitieuse et la plus glamour d'une existence lui permettant de mener grand train. La maison représente pour elle une nouvelle vie avec son mari millionnaire, important homme d'affaires et propriétaire terrien. Elle s'entoure de ceux de ses amis proches qu'elle considère comme des gens raffinés et de bon goût et consulte son amie Lady Estelle Hambro9, célèbre pour sa connaissance des beaux-arts et des antiquités.

Depuis l'imposante façade avant, le grand hall d'entrée devient une galerie centrale à colonnes inspirée du style géorgien Fig. 5. Pour accéder à la pièce principale, baptisée « Great Hall », il faut franchir des doubles portes lambrissées de pin, puis traverser le salon et la salle à manger disposés au-delà, en enfilade Fig. 6. Le spectaculaire plafond à double hauteur de cette grande pièce est un tour de force, une splendeur crème et or de style Vogue Regency10. Les peintures murales fantasques de Martin Battersby11 dominent des murs se faisant face. On y voit des amours flottant au milieu de paysages baroques romantiques, incorporant une cartouche à volutes dans laquelle sont entrelacées les initiales FP. Les tons doux et mièvres choisis pour les gigantesques peintures murales ne détournent pas l'attention de la décoration générale de la pièce. Du côté de l'entrée, au niveau du premier étage, la balustrade en métal de la galerie souligne la hauteur sous plafond de la pièce et lui apporte une théâtralité certaine12. La pièce renferme à la fois de véritables meubles Louis XVI et des reproductions de bonne facture, y compris des canapés Knole, alors très à la mode. Avec ses cheminées aux manteaux finement sculptés et aux encadrements décorés de drapés et de festons diaphanes peints en trompe-l’œil, ses paires de piédes­taux noirs, ses grands tapis de la Savonnerie recouvrant la moquette beige et ses rideaux à la décoration chargée – en brocart de couleur géranium resplendissants de glands et de drapés – , la pièce a une allure historique, bien que la taille et la verticalité des fenêtres fassent obstacle à toute authenticité. Si les trois femmes adorent le vaste espace et la lumière apportés par les grands vitrages et les hauts plafonds du bâtiment moderniste, leur vénération pour le goût et le style Vogue Regency reste intacte, soutenue par leur penchant pour le glamour et le luxe des films hollywoodiens les plus populaires du moment. Les lustres et les lampes anciennes en laiton renforcent le style, malgré les innovations techniques installées pour des raisons pratiques. Les rideaux sont contrôlés électriquement et la majorité de l'éclairage est actionné par des dispositifs dissimulés dans les encadrements des fenêtres. La maison n'est pas chauffée par des radiateurs, mais à travers grilles et tuyaux de chauffage dissimulés dans les plafonds et les planchers.

Le thème xviiie se poursuit dans la salle à manger, où le décor féminin et délicat inclut un ensemble de chaises Chippendale de style chinois aux pieds arqués, avec une table en acajou assortie (bien qu'il s'agisse là d'une reproduction moderne), disposés devant une tapisserie de style chinoiserie peinte à la main13. Ici, les huisseries modernes et austères des ouvertures allant du sol au plafond qui donnent sur les larges terrasses du côté du jardin et permettent d'agrandir l'espace intérieur/extérieur, sont dissimulées derrière des tentures drapées et des volants de soie grise suspendus à des lambrequins sculptés, afin de souligner l'esthétique Regency générale. Les dames acceptent, presque à contrecœur, cette merveille technologique qu'est l'éclairage incorporé dans la corniche car elle peut, en un clin d'œil, faire passer la lumière du blanc au rose ou au bleu clair de lune. Cet exploit d'ingénierie électrique permet d'offrir une atmosphère romantique et harmonieuse pour des soirées mondaines ou plus intimes.

Alors que dans le reste de l'Angleterre les considérations esthétiques étaient source de contradictions et de discorde14, la décoration de chacune des salles de récep­tion principales ressemble à ce qu'aurait fait un ensemblier français. Les trois membres de l'infatigable trio mettent toute leur énergie au service du goût et du style à la mode, le Regency. Dans les espaces plus privés tels que les chambres, les détails décoratifs sont plus sobres, ce qui offre au couple et à leurs invités des espaces plus flexibles et contemporains. Webster’s fournit une série de copies de meubles anciens provenant d’entreprises populaires de Tottenham Court Road, à Londres, telles que Birkalls. Les rideaux, les couvre-lits et les coiffeuses festonnés sur mesure et réalisés par Webster’s démontrent la volonté de leur cliente de se rapprocher de la simplicité et de la sobriété des lignes modernes tout en continuant à préserver la féminité et la grâce fluide du xviiie siècle. Les meubles sont peints, patinés ou laqués dans les propres ateliers de Webster’s, et on utilise des ajouts de maroquinerie, des matelassages et des capitons. Les tissus glacés comme le chintz sont privilégiés pour plus de facilité d’entretien. Chaque chambre a un thème de couleur particulier, utilisé sur les murs et les tissus, qui s’harmonise avec les moquettes et les placards peints intégrés. Ces choix rappellent les tendances couture d’alors, qui voulaient que la couleur et le style du tissu de chaque accessoire vestimentaire soient assortis. Les sœurs suivent religieusement cette mode, et fréquentent une boutique londonienne, à Burlington Arcade, où on peut même acheter des cigarettes colorées « Sobranie Cocktails » assorties à une robe15 !

Changement de style

Le petit salon, destiné à être utilisé le matin, qui se trouve de l’autre côté de la maison, est séparé des autres pièces de réception non seulement par le couloir mais par son style même. Une série de pièces moins formelles reflète une attitude plus contemporaine en matière d’ameublement et d’esthétique, suggérant peut-être une forme de compromis entre les points de vue divergents des époux. Les formes géométriques et simples des chaises, la cheminée en marbre noir brillant et chrome, les placards encastrés et l’absence d’ornement superflu suggèrent là la prédominance de l’architecte et de son client masculin. La gamme de couleurs, tout en bruns et verts sourds, tire son inspiration d’un meuble en noyer australien chéri par le propriétaire. Une série de peintures modernes commandées à l’artiste Adrian Daintrey, mettant en vedette des scènes de rue contemporaines, présente des teintes et un style similaires16. Les pièces suivent toutes des principes cubistes, leurs lignes comprennent des plans qui se chevauchent et des contours lisses qui unifient l'allure générale. Ici, on peut voir l'influence et le penchant de M. Parkinson pour le style contemporain. Ceci implique l'ouverture d'un dialogue avec sa femme à propos de son approche plus holistique de la décoration intérieure qui fait référence à l'allure extérieure de la maison et la respecte.

Au sous-sol, le cœur battant de la maison

Alors que M. Parkinson exerce son autorité sur le plan de la maison, la conception extérieure et les matériaux de Charters, son expérience dans le développement industriel et son amour des technologies modernes font qu'il ne peut pas résister à consacrer de fortes sommes au centre névralgique de la machine à habiter qu'il a créée. Sa détermination à donner vie à ces idées se manifeste sous terre, dans un immense espace conçu comme la salle des machines d'un paquebot grandiose. De là partent divers services qui permettent à l'imposante demeure de fonctionner. Des chaudières géantes, des générateurs électriques et des unités de ventilation dispensent dans tout le bâtiment chauffage, éclairage et climatisation Fig. 7. On y trouve aussi un système d'adoucissement de l'eau et c'est de ce point central que part un système de tubes d'aspiration qui aboutissent dans toutes les pièces pour recueillir poussière et débris. Christopher Hussey, spécialiste de l'architecture du magazine Country Life, qui visite la maison, en 1944, vers la fin de la guerre, exprime un vrai respect pour la construction. La séparation dans les aménagements intérieurs entre espaces de vie et méca­nismes remporte particulièrement son approbation. Ses commentaires soulignent combien les technologies de l'âge de la machine ont dû évoluer avant d'être pleinement acceptées dans le contexte domestique. Il écrit :

Les engins serviles sont rassemblés dans un immense sous-sol où ils sont cantonnés, plutôt que d'être autorisés à traîner partout... Ainsi confinés, ils fonctionnent beaucoup mieux et les êtres humains sont libres de se livrer aux poursuites artistiques qui leur sont propres, sans être distraits par leurs insistants chuchotements fonctionnalistes – l'unique idée que les machines ont en tête17.

Avec ses surfaces chromées où préparer la nourriture, ses armoires chauffe-plats et ses vastes fours à gaz, l'espace rassemblant la cuisine et l'arrière-cuisine a des allures de petite salle d'opération. Il abrite égale­ment un lave-vaisselle électrique, nouvelle invention pour l'époque, ainsi qu'un broyeur à déchets. C'est la pièce la plus fonctionnelle de la maison, mais elle est située à l'opposé de la salle à manger, afin d'éviter toute odeur de cuisine, ce qui complique la tâche des domestiques. L'espace de la cuisine appartient à la structure opérationnelle de la maison et, du fait de sa nature intrinsèquement utilitaire, tombe donc sous les auspices de Frank et de son architecte. C'est une salle de travail administrée par des domestiques et même si madame Parkinson a le contrôle ultime de l'entretien général et du fonctionnement de la maison, il est peu probable qu'elle y passe du temps. Avec sa décoration sobre, fonctionnelle et minimale, ce n'est pas une pièce qu'elle montre à ses amis.

Il y a sans aucun doute une dichotomie entre la passion de Frank pour toutes les innovations et raffinements scientifiques, qui font sa fierté, et leur emplacement dans la maison, qui ne les reflète pas. Son arsenal de technologies et de serviteurs automatisés est en effet discrètement dissimulé, humblement caché au sous-sol ou sous les planchers, dans les plafonds et les corniches. Il est également intéressant de noter qu'en dépit de toute l'attention accordée aux aspects pratiques du bâtiment et malgré les machines les plus modernes et les dispositifs exigeant le moins de main-d’œuvre possible, le point focal de chacune des salles de réception reste les cheminées. Un effectif de plus de dix personnes est néanmoins nécessaire pour entretenir la maison et s'assurer du bon fonctionnement de ses équipements. Une aile séparée abrite des logements convenables pour les domestiques, dont un office, un hall des domestiques et une chambre pour le valet de pied avec salle de bains attenante. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, trouver du personnel de maison fiable devient difficile et les annonces que place madame Parkinson dans The Times doivent garantir aux futurs employés qu'à Charters de bons salaires et d'excellentes conditions de travail les attendent18. La maison semble nier le manque de personnel et paraît déconnectée de la situation contemporaine. Il est surprenant que tout l'éventail de gadgets mécaniques de Frank au sous-sol n'ait pas été en mesure de pallier de telles éventualités.

Salle de bains moderne pour tous les goûts

Tout au long de la construction et de la décoration de Charters, les goûts différents du couple ont révélé leurs perceptions, sensibilités et tempéraments propres, fortement divisés entre masculin et féminin. Mais c'est dans les salles de bains que la différence est la plus manifeste. Ces espaces comptent parmi les axes principaux autour desquels s'articule la vision de Frank de ce qu'est la modernité domestique. Chacune des sept salles de bains comporte une fenêtre et revendique les baignoires ou les dispositifs de douche les plus avancés sur le plan technologique, avec de nombreux éléments chromés, robinets, tuyaux, etc., qui se détachent sur les lignes pures et les placards intégrés. La salle de bains de Doris, elle, est le summum du style de vie raffiné, le luxe ultime, avec une série d'équipements plaqués or, enveloppés dans des courbes douces en marbre rose pêche Rosa aurora, le plus rare, spécialement importé d'Italie, découpé de façon à mettre en valeur son motif intrin­sèque et posé par des artisans spécialisés Fig. 8. Ici, dans l'intimité de sa salle de bains, elle trouve sa propre version du style moderne qui reflète le glamour coloré et le luxe illimité dignes de sa richesse et de sa classe sociale.

Il régnait en 1938, dans la demeure des Parkinson, une vraie dichotomie entre l'apparence de l'extérieur et celle de l'intérieur, comme dans le style utilisé dans les diverses pièces. Elles sont aux antipodes les unes des autres, démontrant ainsi à quel point l'idée de la moder­nité pouvait être interprétée et appliquée conformément à des penchants personnels, divisés entre masculin et féminin. Le processus de construction et d'aménagement de la maison a mis en évidence les deux aspects de la nature de Frank : le déterminisme obstiné de l'industriel se conjuguant avec son besoin d'être reconnu en tant que propriétaire terrien cultivé. Consacrant toute son énergie et ses ressources considérables à l'avenir industriel de la Grande-Bretagne, il mit au point des systèmes électriques pour les voitures, les autobus et les appareils électroménagers. Il a également appliqué ses connais­sances à l'agriculture et à l'élevage et, ce faisant, a laissé un héritage grâce auquel son nom est reconnu dans les domaines de la science, de l'éducation et de la prise en charge des communautés locales.

M. et Mme Parkinson étaient tous deux convaincus d'être modernes. L'architecture et la décoration de la maison racontent leurs préférences individuelles, et chacune à sa manière représente des choix esthétiques recevables au regard de la culture populaire et de ce qu'est un style de vie moderne dans la Grande-Bretagne de l'entre-deux-guerres. Doris et ses co-décoratrices étaient guidées par leurs goûts personnels, avant tout en réaction à ses racines de grande bourgeoise mondaine et à ses aspira­tions culturelles. Nous ne savons pas ce qu'elle a pensé de la maison une fois achevée, mais elle lui plaisait suffisamment pour qu'elle reçoive régulièrement ses amis et connaissances à Charters. Sous le nom de Frank Parkinson, l'Oxford Dictionary of National Biography mentionne qu'un de leurs invités de week-end se souvenait, épuisé, de parties de tennis endiablées avant le petit-déjeuner, de golf l'après-midi suivi d'un bridge et d'une excursion, le soir, à un spectacle à Londres19. Après la mort prématurée de Frank en 1946, sa femme continue de mener grand train, organisant des réceptions et mettant en valeur toutes les splendeurs de la maison où, en 1947, elle a même accueilli le temps d'un séjour le duc et la duchesse de Windsor Fig. 9 en partance pour la France.

Bibliographie

Ouvrages

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ATTFIELD, Judy et Pat KIRKHAM (dir.). A View from the Interior: Women and Design. Londres : The Women's Press Ltd, 1989.

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WILSON, Peter. Tale of Two Trusts: An Account of the Frank Parkinson Trusts Past and Present. Spennymoor County Durham: The Memoir Club, 2000.

Chapitres ou articles dans un ouvrage ou une revue

CLARKE, Bridget. The Thirties Society Journal, n° 2, 1982.

COOPER, Pauline. Yorkshire Evening Post, vendredi 17 juin 2005.

FLINT, James. The Daily Telegraph, Property Section, samedi 5 mars 2005.

HUSSEY, Christopher. Country Life, 24 novembre 1944.

HUSSEY, Christopher. Country Life, 1er décembre 1944.

HUSSEY, Christopher. Country Life, 8 décembre 1944.

POWERS, Alan. Notes sur Charters. The Thirties Society, 27 avril 1991.

Entretien

GRANT-ADAMSON, Barbara, fille du propriétaire de la société de décoration Webster's à Sunningdale, interviewée par Patricia Wheaton, le 13 août 2005 à Charters en compagnie de Miss Jo Clarke de Savills.

Autres

J.A. CHARTRES. « Parkinson, Frank 1887-1946 », Oxford Dictionary of National Biography (consulté le 24 septembre 2007).